« Travail à dimension humaine », dit-elle

« Chair à travail » fiction en cours de finalisation, revient dans et par l’écriture d’un journal sur la centralité donnée au travail dans l’existence, au travers du parcours d’un immigré fraîchement « régularisé ». Retrouvez l’ensemble des extraits ici.

Pause d’une quinzaine de minutes, au pied des bureaux. On était deux, Alioune et moi, on jonglait entre la cigarette et le gobelet cartonné. Amélie, la conseillère, nous rejoint. Faire ami-ami. Elle nous a raconté son parcours, comment et pourquoi elle en était venue à faire ce métier. Son domaine, au départ, c’était la vente et le marketing. Après quelques années, j’ai compris que non, ce n’était pas pour moi la pression de la vente, les objectifs, vous savez…il me fallait une activité avec une vraie dimension humaine… d’où le poste qu’elle occupe maintenant.

Le prenez pas mal, hein, la dimension humaine de vot’ job, je la vois pas du tout, pardon. Sourire placide. On peut se tutoyer Alioune, par contre j’suis pas d’accord avec toi, ce bilan, vois-tu, ça aide les gens à tracer leur voie, ça leur fait gagner un temps précieux. Le mal-être au travail, je l’ai connu, je peux te dire qu’il n’y a rien de pire, pourtant tout le monde le vit mal son travail, on part du principe que c’est alimentaire, ce qui n’est pas faux, mais justement c’est bien parce qu’on ne peut pas faire sans, qu’il faut bien le choisir et tout faire pour y être bien

Alioune n’en démordait pas, ce bilan de compétence, aucun intérêt. Si on ne m’avait pas refusé le renouvellement de la carte de séjour, je serai pas là à vous parler ! J’aurai continué mes études, j’aurai sûrement intégré un labo’ de recherche. Elle acquiesce, tout en levant son index et son majeur, demandant la parole. Pardon de te dire ça, Alioune, mais tu te trompes en croyant que c’est uniquement une question de compétences et de capacités, je dirais au contraire que c’est la chose la moins importante. Il y a des facteurs essentiels qu’il faut prendre en compte quand tu cherches un métier ; comme l’adaptation, le fait de pouvoir ou non travailler en équipe, et le volet administratif dont tu parles c’est une donnée parmi d’autres, je ne connais pas en détail ton cas, mais si tu t’étais orienté vers des métiers ou des formations où il y a du manque, peut-être, je dis bien peut-être qu’on ne t’aurait par refusé le renouvellement de ta carte de séjour.

À défaut de participer à la conversation, je hochais positivement. Depuis les anciens métiers qu’elle a exercés à celui-ci ; si peu de changements. Un pas de côté, tout au plus. Seul le type de produit différait. Avant, c’était des marchandises à valoriser, leur trouver le marché adéquat pour les écouler. Maintenant, c’était des humains. Ça fonctionne pareil. À chacun·e son profil, le modeler pour qu’il trouve sa place dans le marché de l’emploi. On s’attache à ce qu’on peut, on tente de donner du sens par la langue et les discours au travail auquel nous sommes arrimé·e·s. Elle y croyait certainement à ce service qu’elle rendait, la vertu de ce travail à dimension humaine, son salaire avait été quasiment divisé par deux. Pas grave, qu’elle te dit, parce que compensé par la richesse humaine des rencontres.

Ahmed Slama
Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière..

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