Né·e·s chair à travail

« Chair à travail » fiction en cours de finalisation, revient dans et par l’écriture d’un journal sur la centralité donnée au travail dans l’existence, au travers du parcours d’un immigré fraîchement « régularisé ». Retrouvez l’ensemble des extraits ici.

Vu la dégaine de la conseillère ; comment elle surarticule la moindre syllabe ; ça sent mauvais cette histoire. Elle referme les stores, met en route le projo’ – j’avais pas remarqué la toile qui recouvrait le mur du fond. Elle déballe son programme, diapositives à l’appui, intitulé : le chemin vers la réinsertion. Personne n’a l’air d’y biter grand-chose à son laïus. Est-ce qu’elle sait qu’on est là par obligation ? Qu’on est là rien que pour chopper cette attestation certifiant que OUI, on a assisté à ce bilan, qu’on a montré patte blanche à l’administration, et qu’on nous les file enfin nos cartes de séjour… rien à battre de son programme en 3 étapes vers la réinsertion, est-ce qu’elle a juste pris le temps de regarder nos gueules ? À commencer par la mienne, dessus se lisent direct les traumas. Habitués à glisser, raser les murs ; ils ont pas repris un semblant d’épaisseur, nos corps.

ce bilan de compétence est l’une des dernières étapes de votre régularisation. Elle la sait donc, notre situation, c’est juste qu’elle ne pige pas, ne mesure ce que ça implique la condition d’immigré·e. Elle, quand elle voyage, elle est touriste ou expat’. Quand t’es né·e du bon côté de la frontière, que tu voyages, t’es pas fuyard·e sans territoire ; question de nationalité, de fric surtout. Voilà le fossé qui nous sépare. Elle, dans sa bulle, nous confie qu’un bilan, comme on est en train de le faire là, d’habitude c’est payant et même assez cher – comprendre : inaccessible aux péquenaud·e·s rassemblé·e·s ici. Il est quand même bien sympa l’État de nous accorder le privilège de l’écouter, elle, déblatérer, parce que la régularisation administrative n’est pas une fin en soi. Merci pour l’info. Nous on croyait qu’avec la carte de séjour, y aurait un jackpot. Une compensation. Une belle somme rondelette sur laquelle on vivrait pépère le reste de nos jours. Le retour à la vie active n’est pas chose aisée, oui, oui, Amélie, t’inquiète pas, on a compris, pas plus tard que le mois dernier on était bon·ne·s qu’à l’expulsion, maintenant qu’on est dans la légalité, ça fait de la chair à travail. Nous caser, qu’on soit utiles, de la seule façon admissible ; le travail. Ce n’est pas évident de travailler après des années passées loin du marché de l’emploi, et ça sera donc à madame de nous y réintégrer, quel privilège ! Si elle s’était juste tu un instant qu’elle avait zieuté les corps avachis autour d’elle ; elle s’en serait rendu compte qu’ils puent le travail, elle aurait remarqué les mains calleuses, les postures cassées. Personne ici ne l’a jamais quitté son marché de l’emploi. Né·e·s chair à travail ; chair à travail nous demeurerons. On n’a jamais arrêté de la vendre, notre force de travail. À la différence qu’avant, c’était à destination d’un marché parallèle, clandestin, qui paye moins que le minimum légal.Rassurez-vous, vous n’êtes pas les seuls dans cette situation, bien des accidents peuvent perturber une carrière. La toile du projo’ disparaît, les néons s’allument, à partir de maintenant, j’ai besoin de toute votre attention, elle veut plus voir de téléphones sur la table ni de papiers.

(…)

L’éminente conseillère aurait pu s’amender – pourquoi pas ? Elle le voyait bien que personne ici n’avait jamais arrêté de trimer. Elle était à même de saisir qu’être sans-papier, ça appesantit le travail ; sans contrat, considéré·e comme illégal·e, aucune garantie que les efforts fournis soient rétribués, dépendance absolue à l’égard de celui qui a accepté de vous employer malgré votre statut. Pas de filet de sécurité, pas de droits. Mais non, pas probant le retour du terrain ; nous étions et restions, toutes et tous, en réinsertion. Bien avancée, selon ses dires concernant ceux qui ont un projet… ce bilan vous aidera à sa réalisation. Quant aux rares qui n’en avaient pas, Amélie les accompagnerait, former avec vous et pour vous votre avenir professionnel – sans rire. Elle s’appuierait sur nos histoires et nos expériences, elle devait les connaître, même rapidement, pour mieux nous placer dans les rouages de la mécanique de l’emploi généralisé. C’était sa fonction, celle qu’elle remplissait contre rémunération, elle-même n’échappait pas aux règles du travail.

Ahmed Slama
Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière..

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