« Chair à travail » fiction en cours de finalisation, revient dans et par l’écriture d’un journal sur la centralité donnée au travail dans l’existence, au travers du parcours d’un immigré fraîchement « régularisé ». Retrouvez l’ensemble des extraits ici.
Il lui a fallu tout reprendre depuis le début, réapprendre la vie normée ; l’existence qui semble aller de soi. Dix années qu’il s’est trimballé de villes en villages, de hameaux en fermes. Cherchait, cherchant un toit. Sans papiers ; sa présence dissimuler. Sur le qui-vive. Clandestin. Nord/Sud – territoire écumé. L’errance ; une matinée d’août en marque la fin. Rase campagne ; herbes roussies, pas qui craquent. Soleil, pas tout à fait au zénith. Canicule prochaine. Son abri qu’il regagne, poche qui vibre ; téléphone, numéro masqué à l’écran. Jamais d’appels, habituellement. Premier qu’il reçoit depuis… il ne sait plus. Ça s’évanouit, vibrations et lueurs. Ça reprend aussi sec. On insiste. Hésitations. Il décroche. Voix, polie mais ferme : pas de allô, bonjour direct. Conversation : silences, mots et souffles échangés. Il n’en retient que des bribes… régularisation acceptée… certificat de résidence… vie privée, vie familiale… Courrier-confirmation…. trois jours… Avignon.
Il raccroche, fait son sac, accroupi, éboulis de briques ; abri pour la nuit. Il part. Bas-côté d’une route nationale, marcher à contre-sens. Voitures qui filent. Grésillement de la gomme sur le goudron. Grondements. Pas d’arrêts ni de pouce levé. Avancer. Ville en vue, Apt. Contourner le centre, direction gare routière. Payer ticket, s’embarquer, autocar. Affalé sur le siège, paysage qui défile, somnoler une bonne heure. Arrivée, Avignon. 10 ans maintenant qu’il y est établi, officiellement. Retour aux habitudes urbaines. Terrasse, café, table isolée, commander. Café, court et sans sucre. Appeler Lisa. Seule connaissance, ici. Lisa principale cause de la régularisation, ayant singé les papiers attestant que oui, elle et lui vivent ensemble, formant ce qu’on appelle un couple en concubinage. Preuve qu’il a des attaches personnelles en ce territoire ; de son droit donc d’y résider, légalement. Répondeur. Lisa à l’étranger, en… vacances. Un de ces mots qui sonnent creux. Il en connaît le sens, ne sait exactement ce que ça implique, concrètement. Vagues images ; celles qui s’étalent, réseaux sociaux. Photos léchées de personnes allongées, bords de piscines, plages ; randonnées, forêts, montages et clés… clefs ? pourquoi des clés ? Celles que lui a filées Lisa ? trois-quatre ans auparavant. Tiens, en cas de besoin n’hésite pas à venir, qu’importe l’heure, tu viens, tu ouvres, c’est chez toi, ici ! Sans abri et sans papiers, permanent le besoin. Jamais il ne s’en est servi, pourtant.
Doute, les a-t-il au moins gardées sur lui ? Il n’y a touché, ces dernières années, que pour les trimballer au gré des sacs successifs. Table, terrasse de café, il entreprend les fouilles. En expose, à la vue des client·e·s à l’entour, le résultat. Trois livres – de poche, couvertures amochées –, liseuse électronique, carnets – remplis d’une écriture serrée –, le combinateur portable – son dandysme lui fait nommer ainsi les ordinateurs. Fatras hétéroclite. Sa main slalome entre vêtements, crayons, gommes, paquets de mouchoirs – il ne dit pas kleenex –, deux briquets de secours – le principal ne quittant jamais sa poche. Un obstacle, tout au fond, doublure rigide. Contact, matière froide et formes vaguement contondantes. Non pas un cul de sac ; une issue.