L’idée au départ c’était d’écrire un éreintage ; tel qu’on en fait habituellement sur Litteralutte. Mais pas possible, impossible au vu de la bouillie textuelle qui nous est proposée. Ça ne mérite même pas de figurer dans la liste des éreintages. Étant tout de même descendu dans les limbes de le littérature et de la pensée, je me disais qu’il fallait que je vous fasse quand même profiter de ce voyage. Sans oublier que le truc dont je vous parle ici a quand même bénéficié d’une extraordinaire réception médiatique, ayant même figuré dans la liste des nominés pour le Goncourt.
Le bouquin dont il est question ici, c’est Les liens artificiels, auteur – du crime – : Nathan Devers. On ne s’attardera pas sur la référence tout à fait convenue du titre1. L’idée du bouquin ? dénoncer les dangers des réseaux sociaux. Vous le voyez le parallèle qui se met en place réseaux sociaux = drogues. Tout ça nous étant servi par l’entremise d’un personnage répondant au nom de Julien Liberat – wink, wink, Simon Liberati. Trentenaire, blanc, artiste (pianiste en l’occurrence), célibataire (qui sort d’une rupture difficile) et désœuvré. Original, en voilà un concept à breveter ! Et le roman s’ouvre sur… suspens… le suicide de notre personnage, en direct sur Facebook live. Voyez à quelles ignominies nous poussent les rézo’s ! Le plus marrant dans tout ça, c’est comment notre auteur reproduit les commentaires de ce Facebook live, parsemer les phrases de quelques « omg », d’erreurs de syntaxe ou de grammaire, ça suffira amplement à reproduire la langue de ces ignares qui traînent sur les réseaux…
À la suite de cette époustouflante ouverture ! Qu’aurons-nous ? Analepse, retour en arrière, comment en est-on arrivé là, à ce suicide en direct, live, sur les rézos ? On va donc suivre la vie de notre mec cis blanc hétéro, parisien, réduit, à la suite de sa rupture, à vivre à Rungis – le pauvre chou ! Au début, bon, il se dit que c’est une « opportunité » pour lui de « travailler son art », faire un album-concept… et c’est là l’occasion pour Nathan Devers de jouer un peu à l’écrivain, de nous pondre une sorte de morceau de bravoure et ça débouche sur quoi ? Sur ça ;
Ensemble et séparés, donc. L’idée de Julien s’arrêtait là. Elle tenait en ces deux mots contraires qui revenaient au même. Dit comme cela, son intuition ressemblait à un slogan publicitaire, celui d’une application de rencontre ou d’un réseau social, de Twitter ou Tinder. Et Julien voyait bien le lien avec ces deux plateformes. Tinder et Twitter, séparés et ensemble, quel meilleur résumé de son prochain album-concept ? L’histoire de deux êtres qui maladroitement tentèrent de s’aimer au royaume des likes, des smileys et des crushs, des targets et des émoticônes. Le récit d’une passion qui débuta en match et s’acheva en clash. D’une rupture programmée dès le commencement. D’un anamour moderne au pays des smartphones.
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Aucune modif’s, aucun montage langagier, je cite dans le texte. Notez la récurrence des /er/, le balancement, les reprises, twitter → tinder / tinder → twitter ; un chiasme statique, le génie ! Parce que séparés et ensemble, allégorie du monde numérique ! On notera aussi l’usage de ces mots qui font le quotidien de tout·e utilisateur·ice des réseaux : like, smiley… et j’en passe, et comme point d’orgue, que dis-je, apogée ! la rime : crush et clash ! Je m’arrête là concernant l’écriture, parce que bon, c’est du formaté, sans imagination et sans surprise du prémâché, plus qu’à avaler ! On a parlé de ces questions du côté de Litteralutte, le site, avec notre papier consacré à Faire l’auteur en régime néolibéral [Slatkine, 2020].
Revenons à l’intrigue, comme vous l’imaginez déjà ; d’album-concept Julien n’en fera pas. Pourquoi ? Parce qu’englué aux écrans, à Youtube, aux réseaux sociaux2.
Et puis c’est le drame ! (pour les lecteur·ice·s) Julien découvre le métavers, parce que oui, Nathan Devers joue à l’anticipateur, à la science-fiction, son imaginaire, nourri, des clichés les plus éculés au sujet du « monde numérique », va nous pondre « l’Antimonde » sorte de mixte de jeu vidéo openworld3 – monde ouvert – généré de manière procédurale, de jeu freemium4 et de réseau social. Face aux descriptions de ce jeu, quiconque, dans sa vie a jamais tenu une manette en main, comprendra aisément que cet « Antimonde » n’a aucun sens ! On notera également l’incohérence des descriptions de ce métavers dont les images sont à la fois ultra-réalistes, mais auquel on peut accéder à partir de n’importe quel ordinateur… De plus, aucun gameplay, aucun game design… pourquoi notre pourfendeur des rézos prendrait-il le temps de ne serait-ce que d’essayer de comprendre ce qu’est un jeu vidéo, il méprise tout ça !
Bref, ce métavers, né de la collaboration d’une entreprise française et de google, en effet, on usera des données cartographiques de google maps pour créer une copie du monde… l’utilisateur·ice se baladera donc dans une sorte de reflet numérique de la terre… L’occasion pour auteur de nous fournir une bien manichéenne opposition entre… « monde réel » et « monde virtuel » ! tout ça, pour ça ? me direz-vous…
L’anonymat étant de rigueur dans ce réseau/jeu, Julien va prendre un pseudo, Vangel et il va devenir extrêmement riche, dans cet « Antimonde », et puisqu’en plus ce métavers use d’une cryptomonnaie, il va pouvoir donc convertir ses gains en euros et vivre de ce métavers. Le piège s’est refermé sur notre Julien/Vangel, il ne va vivre que dans et par ce métavers. Et sur le réseau social de cet « Antimonde », il va écrire des poésies… aidé par le patron de ce métavers en personne, Julien/Vangel deviendra célèbre, premier poète du métavers… et à son ignorance absolue en matière d’enjeux numériques, de jeux-vidéos, Nathan Devers joindra sa méconnaissance totale de la théorie littéraire en mettant en scène un débat entre deux universitaires ; un « structuraliste » et un autre se réclamant de « Sainte-Beuve »[p.151] ! ou comment l’anticipation se fait rétroprojective… je vous passerai le débat sur le plateau de la grande librairie entre Finkielkraut (qualifié de « disciple de Foucault ») et Beigebeder…
Et tout ça pour quoi ? Pour que le patron de cet « Antimonde », prenant ombrage de la popularité de Julien/Vangel, en vienne à commanditer son meurtre sur le métavers. La suite, on l’a eu au début, suicide de Julien. Bref, de la bêtise crasse, plus particulièrement quand on voit que l’ensemble des questions ne sont saisies que d’un point de vue manichéen, monde réel vs monde numérique ; bien ou mal. La représentation des utilisatrices et utilisateurs confine au mépris, l’auteur les qualifiant tour à tour d’« anti-humains »|p.69], d’« hommes-légumes »[p.111]…Etc. De plus, l’ensemble de l’organisation sociale n’est saisie que par un prisme psychologisant, par le prisme des personnes, Julien, d’un côté, le patron de l’Antimonde, de l’autre. Et tout ça ne débouche que sur un roman, une écriture, une intrigue bien artificiels…
P.S : On notera également les teintes de misogynie car c’est c’est bien sa compagne qui lui « lègue l’addiction » aux réseaux sociaux [p.63], sans oublier un jeu de mot inconséquent au sujet des antiracistes qui sont (dans le fond) les vrais racistes [p.153]